La Mosaïque du Midi – Quatrième année (1840) : Histoire de deux bûcherons du Dauphiné


Richaud-BouillanneJ.-J. Barrau, “La Mosaïque du Midi”, 4ième année (1840) : En 1456, vivaient dans le Dauphiné, non loin de Grenoble, deux familles de charbonniers, chez lesquelles le produit du labeur était la seule ressource, et la vie matérielle la conséquence rigoureuse du travail. C’étaient les familles Richaud et Bouillane.

Bien des fois, le pain manquait dans ces familles, alors surtout que les froids alpestres de la vallée de Quint empêchaient d’aller au bois faire la sache de charbon. Souvent, elles manquaient de vêtements pour se mettre à l’abri des vents glacés de la Savoie, les pauvres familles! et pourtant la plainte et le blasphème ne s’exhalaient jamais de leurs chaumières dégradées par la vétusté ; si noirs et si appitoyants que fussent ces frêles abris, la piété et la résignation y avaient pris asile ; et si le soir, à l’heure où le soleil se voile, il s’échappait de là quelques murmures indistincts et quelques paroles confuses, c’étaient des paroles de prières, des murmures de bénédiction. La religion est donc bien puissante, la doctrine de l’homme-Dieu est donc bien conciliatrice, pour faire ainsi oublier l’infortune et pour changer les blasphèmes en actions de grâces !

Cette conformité de sentiments et de douleurs avait uni par des liens indissolubles les chefs de ces deux familles si malheureuses et pourtant si résignées.

François Bouillane et Michel Richaud faisaient tout en commun ; entre eux pas une larme qui ne fût pleurée ensemble, pas un contentement qui ne fût partagé. Chaque matin, dès l’aube, ils se rendaient à la forêt, élevaient un même foyer, cuisaient un même charbon, et le soir, ils se retiraient tous deux à leurs chaumières, s’applaudissant en secret d’avoir fait une journée dont le produit pouvait alimenter leurs familles.

Le Valentinois. Vercors et Diois
Le Valentinois. Vercors et Diois

Or, un jour qu’ils étaient dans la forêt de Malatra, sur les pentes de la montagne d’Ambol, occupés à vaquer aux travaux de leur état, François s’était laissé aller à une de ces méditations profondes qui décèlent plus d’appréhensions pénibles que de pensées consolantes.

Richaud, attentif comme une mère sur la couche de son nouveau né, s’en aperçut bientôt et essaya tout d’abord de dissiper les nuages répandus sur le front de son ami.

– François, tu me cèles quelque chose ? lui dit-il avec inquiétude !
– Mais rien, répondit François en hésitant.
– Frère ! t’aurais-je dit une parole offensante ?
– Non, Michel.
– D’où vient alors que tu ne t’ouvres à moi comme par le passé. Je vois bien que tu n’as pas ton humeur naturelle, et je puis le comprendre ; la saison du travail est revenue, l’hiver s’avance, nous avons, grâce à Dieu, plus d’occupations qu’il ne nous faut toi et moi, pour faire vivre nos enfants.
– Nos enfants ! c’est vrai ; mais ceux qui sont à venir ?
– La Providence qui ne nous a jamais abandonné y pourvoira. Que veux-tu ?
– Écoute, Michel, reprit le charbonnier en interrompant son camarade, ma femme bien-aimée, la bonne Antoinette va devenir mère.
– Tant mieux, sainte Vierge !
– Pour la cinquième fois, frère !
– Qu’importe ?
– Antoinette travaille et me vient en aide pour alimenter mes marmots. Comment y pourvoirai-je, moi seul ?
– Toi seul, frère, qu’as-tu dit ? Et moi, morbieu, et moi ! me compterais-tu pour rien ? s’écria Michel offensé, comme un honnête homme qui s’aperçoit d’une méfiance.
– Oh ! non, calme-toi, Michel, mais tu vois que notre travail de tout un jour suffit à peine à notre subsistance.
– Nous travaillerons la nuit, François, toute la nuit, s’il le faut, et le ciel aidant, nous nous en sortirons.

Pour ajouter l’exemple au précepte, Michel redoubla de coups et acheva d’abattre un énorme chêne que les charbonniers sapaient depuis le matin. L’arbre en tombant fit un bruit saccadé, sourd, qui retentit dans la forêt de Malatra. Un cri pressé, strident, parti des massifs lui répondit.

Les deux charbonniers se redressèrent sur leurs haches et s’entreregardèrent avec effroi.

– Qu’est-ce ? se dirent-ils instantanément !

ours-bucheronsNul ne put répondre à cette question. Mais un nouveau cri se fit entendre. Oh ! cette fois, toute une douleur humaine, toute une angisse de mort était formulée par ce cri.

Michel et François n’hésitèrent point : ensemble ils se précipitèrent vers le lieu d’où il était parti. Bientôt ils découvrirent le malheureux qui venait de faire un appel si énergique aux êtres invisibles de la forêt. Un jeune chasseur, mis en gentilhomme, était là, acculé à un précipice, défendant opiniâtrement sa vie contre un ours démesuré, furieux, qui allait le dévorer. Encore une anfractuosité de rocher gravie, et l’homme devient la proie du monstre ! Le chasseur se défend vaillamment avec son couteau de chasse, mais blessé au flanc, l’animal en devient plus terrible, plus obstiné. Le jeune homme va périr ! Non ! Dieu lui réservait de grandes destinées.

Bouillane et Richaud ne calculent point l’étendue du danger; ils s’élancent vers l’ours, la hache levée, le regard en feu : un coup de Bouillane lui coupe la jambe ; ne pouvant plus se soutenir, la bête roule du haut du rocher dont elle allait atteindre le faîte. Les deux charbonniers eurent à peine le temps de se mettre par côté. Animé par ses deux blessures, le monstre est encore plus redoutable ; il se précipite sur Bouillane, la gueule ouverte, écumante ; Bouillane évitera-t-il cette atteinte ? Richaud vole vers lui ; prompt comme la foudre, il attaque l’ours, lui fait tourner la tête, et lui assène un coup si violent sur le crâne qu’il l’étend mort à ses pieds.

– Par Notre-Dame, s’écria le chasseur délivré, vous êtes de braves compagnons ; sans votre assistance généreuse, je servais aujourd’hui de venaison à ce diable d’animal.
– Vous ne savez donc pas, messire, que la forêt est peu sûre pour y être venu errer avec vous seul pour toute compagnie, répondit Michel.
– J’ignorais en effet !…
– Monseigneur n’est pas du Dauphiné, reprit François.
– Non… mais… je suis de la suite du Dauphin, et je me suis égaré en m’éloignant des autres pages durant la chasse. – Mes amis, je vous suis reconnaissant pour tout jamais ; je me souviendrai de vous, mes braves, indiquez-moi, s’il vous plaît, le chemin, pour que je joigne le duc.
– Il est trop tard, sire page, vous ne le pourriez à présent. À quelques pas d’ici sont nos chaumières, bien pauvres en vérité, mais bien honorées si vous y acceptez l’hospitalité pour la nuit.
– Avec plaisir, mes bonnes gens ! allons !

Bouillane et Richaud reçurent leur hôte de leur mieux. Le lendemain, ils allaient prendre congé de lui pour revenir à leur besogne, quand le chasseur leur dit :

– Je vous prie de m’aider à porter l’ours au dauphin Louis, qui est au château de Beauvais ; il aura pour agréable ce cadeau de votre part.

La route fut vitement franchie par des compères aussi vigoureux que François et Michel. En chemin, ils s’entretinrent du prince Louis, à qui ils allaient présenter leurs baise-mains.

– Il est franc et ouvert, leur dit le gentilhomme ; il est de mon âge à peu près, de ma taille presque, et par saint Jacques de Compostelle ! il aime les francs-archers comme vous.

Ce disant, ils arrivèrent au château. Mais quel ne fut pas l’étonnement de nos deux charbonniers quand ils virent tous les seigneurs se presser respectueusement auteur de leur compagnon de route, lui parler de leurs craintes, de leurs douleurs, lui témoigner enfin des égards que les courtisans ne montrent qu’aux princes.

Ce gentilhomme était le Dauphin lui-même, et ce Dauphin était le fils de Charles VII ; plus tard, il devait se nommer Louis XI.

Oh ! monseigneur le Dauphin ! s’écrièrent les charbonniers en se jetant à ses pieds : notre gentil prince, pardon de notre peu de respect.

– Qu’est-ce donc, mes libérateurs ! à genoux devant moi, vous qui m’avez sauvé ! Holà ! que l’on se lève et qu’on m’embrasse ! Voici deux braves hommes, mon argentier, continua Louis, après les avoir embrassés, vous leur compterez cent florins d’or à chacun.
– Monseigneur, le courage ne se paie point avec de l’or ; nous n’avons point, d’ailleurs besoin de récompense. Un service se doit toujours d’homme à homme, tel qu’il soit ! répondit fièrement un de ces montagnards.
– Vous avez, ma foi ! raison, dit le Dauphin, comprenant qu’il avait offensé la susceptibilité de ces hommes rudes, mais vertueux. Acceptez mes excuses, amis ; – d’intrépides charbonniers comme vous, qui joignent à leur courage des sentiments aussi délicats, sont dignes, à tous égards, de la chevalerie. Courbez-vous, mes braves hommes !

Bouillane-Richaud-Mosaique-Midi

Dégainant l’épée, le Dauphin leur donna l’accolade en disant : “Vous avez sauvé votre prince au péril de votre vie, votre prince à son tour vous fait chevaliers, vous déclare nobles, vous et vos hoirs ; vous êtes, à partir de ce jour, francs de tout vasselage, de toute tailles et corvées. – Or sus, messeigneurs de ma suite, reconnaissez François Bouillane et Michel Richaud pour preux gentilshonnes !”

Sur cet ordre du prince, comtes et barons ne dédaignèrent point de venir baiser aux deux joues les deux charbonniers enfumés. “Voici mon épée, continua Louis ; à l’avenir, vous porterez le glaive en place de cognée, et pour armoiries de noblesse, je vous octroie de prendre un écu d’argent à deux épées croisées à la poignée desquelles sera attachée la patte emblématique de l’ours que vous avez si vaillamment occis”.

De là l’écusson des Richaud et des Bouillane.


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Patrick Daigneault
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